En juin 1940, à une époque où les Français fuyaient
l’invasion, où les troupes battaient en retraite devant un ennemi bien
supérieur en armement, on s’occupa en hâte, d’évacuer les
réserves en or de la Banque de France. Deux cargaisons furent embarquées
à Brest, l’une atteignit la région de Dakar, l’autre la Martinique.
C’est du rapatriement de l’Or de la Martinique que nous entretient l’amiral
Lepotier qui, il a quelque temps, publia un ouvrage intitulé Cherbourg.
port de la Libération, aux
Editions France-Empire.
Ne pas se laisser intercepter par les Anglais
" Ordre au Montcalm de faire route
directe sur Cherbourg. "
Nous reçûmes ce message à la Guadeloupe, le dernier
jour de février 1946. Il précisait l’étape finale d’une mission
confiée à notre croiseur, un mois plus tôt à Toulon, et consistant à
rapatrier le fameux " or de la Martinique ".
Il s’agissait des 350 tonnes d’or fin embarquées
à Brest le 10 juin 1940 à bord du croiseur Emile-Bertin et que
les événements tragiques des quinze jours suivants avaient conduites
dans ce port.
Ce bâtiment, commandé par le capitaine de vaisseau
Battet, futur amiral chef d’état-major de la Marine, était, en effet,
arrivé à Halifax le 18 juin 1940... Vu la demande d’armistice faite
par la France et constatant l’évolution des relations anglo-françaises
qui en découlait, le commandant Battet avait cru bon de demander à l’amirauté
française s’il devait y débarquer son chargement, ou attendre de
nouvelles instructions.
La réponse était arrivée le 21juin sous la forme
" Ralliez Fort-de-France avec votre chargement précieux. Stop.
Accusez réception. "
A ce moment l’amiral anglais commandant la base —
après plusieurs prétextes " cousus de fil blanc " — lui
avait avoué avoir reçu de Londres l’ordre d’empêcher l’appareillage
des navires français. Aussitôt le commandant Battet avait rendu compte
à l’amirauté française :
" Autorités navales anglaises me font savoir que,
par ordre de leur gouvernement, elles s’opposeront par la force à mon
départ. Stop. Ai informé ambassade de France à Washington et amiral
Antilles. Stop. Je prends vos ordres pour sortir par la force. Stop.
Chances de réussite une sur trois. "
Que feriez-vous à ma place?
L’amiral Robert, commandant en chef aux Antilles
françaises était intervenu près de l’amiral Purvis, commandant en
chef anglais de l’Ouest-Atlantique, et l’amirauté française avait
prié l’amiral Odend’al, chef de la Mission navale française à
Londres, de protester près de l’amirauté britannique.
Sur place le commandant Battet était revenu à la
charge près de l’amiral anglais Bonham-Carter :
— Mettez-vous à ma place, amiral lui avait-il dit.
Si vous receviez, de votre amirauté, l’ordre d’appareiller et que l’autorité
étrangère locale veuille vous empêcher de le faire... que feriez-vous ?
Avec une grande émotion l’amiral anglais lui avait
répondu :
— Je ferais comme vous !
Puis, après un instant de silence, il avait ajouté
vivement :
— Allez ! Partez vite.., avant que je reçoive
confirmation formelle d’ordres qu’il me serait impossible d’éluder...
C’est ainsi que, pris en filature, dès sa sortie d’Halifax.
par le croiseur lourd Devonshire jusqu’à la hauteur des
Bermudes, le Bertin avait rallié Fort-de-France, avec son
" chargement précieux " le 24 juin 1940.
Plus de 350 tonnes d’or!
A notre arrivée à la Martinique M. de Katov,
représentant de la Banque de France, nous avait expliqué que le gros de
cette cargaison consistait initialement en environ 4.000 sacs et sacoches
remplis de pièces et médailles d’or et était complété par 800
caisses de lingots de même métal, le tout représentant douze milliards
de francs 1940.
Ce trésor avait été stocké dans une casemate du
fort Desaix, mais, sacs et sacoches étaient déjà usés et risquaient de
se détériorer rapidement sous le climat tropical. Aussi avaient-ils
été remplacés par des caisses en bois local cerclées de feuillards et
manipulables à bras, c’est-à-dire pesant environ 35 kilos — comme
les premières grenades anti-sous-marines.
Il y en avait 9.766, ce qui, avec les caisses de
lingots de 50 kilos, représentait un total de plus de 350 tonnes.
Naturellement ce dépôt d’or, en ce lieu, avait
été un des sujets des propagandes opposées des belligérants.
Dès l’entrée en guerre des Etats-Unis, la presse
américaine avait fait pression sur son gouvernement pour qu’il "
en assure le contrôle " dans l’intérêt futur de fa France
" et le gouvernement allemand " s’inquiétait ",
vertueusement, de cette mainmise éventuelle.
Pour calmer les soi-disant inquiétudes américaines, l’amiral
Robert avait admis la présence, à la Martinique, d’un "
observateur " américain qui — entre autres " contrôles
" — pouvait vérifier, de visu, lorsqu’il le désirerait,
que l’or était toujours dans la casemate du fort Desaix.
De son côté — comme il le faisait pour " l’or
de Dakar " (2) — le gouvernement allemand ne cessait d’insister
près du gouvernement français pour " qu’il ramène son or... en
métropole " on devine pourquoi ! Ce que Vichy déclarait
impossible vu la maîtrise maritime alliée...
2) La Banque de France avait également fait
transporter une cargaison d’or à Dakar en juin 1940.
Manoeuvre délicate
Au printemps 1943, après la rentrée de l’Afrique
française entière dans la guerre... avec " l’or de Dakar " !
aux côtés des Alliés, le gouvernement américain avait décrété le
blocus des Antilles françaises afin de les contraindre à rallier le
Comité français de libération d’Alger et, bien entendu, le
gouvernement allemand —fort du précèdent de Dakar — avait obligé le
gouvernement captif de Vichy à ordonner à l’amiral Robert — s’il
se voyait contraint de céder au blocus — d’opérer à temps
" le sabordage des navires et l’immersion de l’or par
grands fonds " !
C’est alors que s’était déroulée une partie
serrée de " double-jeu " - par télégrammes— entre
l’amiral Robert et Vichy sous le " contrôle "
impitoyable de l’occupant.
Dans ses Mémoires, l’amiral a écrit "
Faire attentivement la lecture de mes messages ne permet pas de douter —par
la graduation même de leurs arguments — de la manoeuvre politique par
laquelle je m’étais proposé d’éluder les ordres de sabordage et d’immersion
de l’or— évidemment dictés par l’occupant— sans que cette
décision entraîne des représailles de ce dernier contre la métropole.
Bien que cette manoeuvre ait été éventée au dernier moment, son
résultat n’en a pas moins été atteint... "
Ledit occupant ne manqua d’ailleurs pas d’en
marquer son dépit... à Wiesbaden.
Après ces luttes politico-psychologiques, notre tâche
n’était plus que " bassement matérielle ".
Trois cents soldats antillais amenèrent, par camions,
les fameuses caissettes et caisses du fort Desaix jusqu’au quai du
Carénage où les hommes en shorts kaki et calots bleu foncé à l’ancre
d’or de l’infanterie de marine les passèrent aux marins à pompons
rouges échelonnés depuis les hublots jusqu’aux soutes de 152 mm... ce
qui, pour les vieux marins, rappelait les anciennes " corvées de
charbon " en briquettes.
Faudra-t-il payer les Américains, cash?
Le Montcalm arborait alors la marque du
contre-amiral Jaujard ayant sous ses ordres la division composée de notre
croiseur, du Georges-Leygues et de la Gloire, qu’il
commandait depuis les opérations de débarquement en France.
Avant notre départ de Toulon on l’avait informé que
nous irions, peut-être, débarquer une partie de cet or à New York. Au
reçu du message nous prescrivant de faire route directe sur Cherbourg je demandai à M. Préaud — autre représentant de la
Banque de France chargé d’accompagner ce " magot "
sur notre croiseur — si les Etats-Unis renonçaient à nous faire payer
en or ou en dollars les produits dont nous avions un besoin urgent pour
vivre et reconstruire.
— Hélas non ! me répondit-il. Le lendlease n’est
plus en vigueur depuis la fin des hostilités et nous sommes pratiquement
revenus au Cash, sinon au Carry. de 1939-1941
Ces mots anglais nous étaient familiers, mais sachant
qu’ils n’évoquent absolument rien — et c’est bien naturel —
pour les nouvelles générations, je m’excuse, près des
" anciens " d’expliquer, qu’en septembre 1939, lorsque
s’ouvrirent les hostilités de la Deuxième Guerre mondiale en Europe,
la loi de neutralité en vigueur aux Etats-Unis interdisait aux firmes
américaines et à l’Etat de vendre du matériel de guerre à
" tous belligérants "... ce qui était catastrophique
pour la France et la Grande-Bretagne qui — vu leur retard de réarmement
par rapport à l’Allemagne — avaient espéré recourir à ce que leur
presse appelait, pour les besoins psychologiques, " l’arsenal
des démocraties ".
Le président Rossevelt était bien conscient de la
gravité, pour nous, de cette loi, aussi parvint-il — par un tour de
force psychologique intérieur — à faire voter par le Congrès, dés le
4 novembre 1939, la loi Cash and Carry, ce que l’on peut traduire
par " payez comptant et transportez par vos propres moyens
" s’agissant de matériel de guerre dans le sens le plus général
du terme.
C’était, en fait, une première entorse —et de
taille — à la neutralité classique, en notre faveur, puisque seules
parmi les belligérants en cause, à ce moment-là, en Europe, la France
et la Grande-Bretagne disposaient de dollars ou de réserves d’or, donc
pouvaient payer cash, et avaient la maîtrise de la mer leur
permettant de transporter à travers l’Atlantique tous tonnages de
matériel de guerre ainsi acquis... à " prix d’or ".
Mais, il était évident que, la guerre se prolongeant,
la Grande-Bretagne, restée seule en ligne après juin 1940, avait vu ses
réserves d’or et de dollars s’épuiser rapidement et c’est alors qu’en
mars 1941, le président Roosevelt avait fait voter par le Congrès une
nouvelle loi dite lend-lease, c’est-à-dire prêt-bail, qui
permettait, en pratique, la cession gratuite de matériel de guerre
à la Grande-Bretagne — et, plus tard, aux autres alliés des Etats-Unis
— sous réserve de restitution —de ce qui n’aurait pas été
détruit ou consommé — à la fin de la guerre
Nos réserves d’or en mauvaise posture
D’où la réponse que me faisait le représentant de
la Banque de France, à bord du Montcalm, au début de mars 1946.
— Alors! lui fis-je remarquer, puisqu’il nous faut
payer de nouveau, en utilisant les réserves d’or que nous avons pu
conserver, pourquoi ne laissons-nous pas — comme il était prévu
initialement — une " provision " à nos créanciers d’Outre-Atlantique
étant donné que nous passons prés de chez eux ?
— Le gros de notre cargaison, m’expliqua M. Péjaud,
étant composé de pièces et de médailles d’or de toutes sortes —y
compris de dollars-or qui, d’après la loi monétaire américaine, sont
comptés à la valeur du dollar-papier — la direction de la Banque, pour
éviter toutes contestations sur les taux d’or fin et les cours de ces
différentes pièces et médailles, a décidé de faire ramener tout ce
chargement à Paris où pièces et médailles seront remises à la Monnaie
qui les transformera en lingots ayant les dimensions, le poids et le taux
d’or fin prévus par les règlements internationaux et, par suite, ne
pouvant prêter à aucune discussion.
Il était bien évident que ce qui restait de nos
" réserves d’or " allait fondre à vue d’oeil devant
le brasier de nos besoins, alors que nous n’avions pratiquement rien à
offrir en échange, comme produits d’exportation.
Autrement dit l’Europe entière, dévastée et
ruinée par la guerre, se trouvait, en 1946, dans une situation comparable
à celle de la Grande-Bretagne en 1941 et, comme alors, seuls les
Etats-Unis pouvaient l’aider..., ce qu’ils firent à nouveau, sous la
forme du fameux " Plan Marshall ", dès 1947.
Contre-amiral (CR) LEPOTIER
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